Théâtre à visée thérapeutique :
mise en scène de l'âge, de la mémoire et de la communauté virtuelle pendant la pandémie de COVID-19
Vendredi 25 juin 2021 | 13h30 - 15h00
Séance simultanée en direct sur Zoom en anglais. Aucune interprétation en langue des signes ou traduction ne sera proposée pour cet événement.
BENJAMIN GILLESPIE, JULIA HENDERSON & HEUNJUNG LEE
La pandémie de la COVID-19 a révélé des problèmes d’âgisme qui existent depuis longtemps dans notre société. Cependant, les restrictions liées à la pandémie sur les interactions sociales nous ont aussi offert de nouvelles opportunités pour se rassembler et se réunir de manière sécuritaire. Elles ont inspiré la création de nouvelles esthétiques dans le monde virtuel, particulièrement sur Zoom. Pour quelques adultes plus âgé.e.s, la pandémie a offert de nouvelles occasions d’apprentissage et d’interactions numériques, et a mené à la création de performances virtuelles.
Ce panel pose les questions suivantes : Comment les communautés ont-elles été bâties autour des notions de l’âge et de soins (care) pendant la pandémie de la COVID-19? Quels esthétiques et thèmes se sont développés dans le contexte de cette époque sans précédent pour le théâtre? Comment les spectacles impliquant des artistes plus âgé.e.s ont-ils été « mis en scène » dans un monde virtuel? Et comment ces spectacles peuvent-ils façonner l'imaginaire social du vieillissement et de la vieillesse? Ce panel aborde ces questions en explorant trois performances récentes qui mettent de l’avant les thèmes du vieillissement, de la mémoire et de la communauté (virtuelle) pendant la pandémie : Raising the Curtain on the Lived Experience of Dementia (RTC) (« Dévoiler les expériences vécues de la démence »), un projet de théâtre collaboratif avec des personnes vivant avec la démence; Last Gasp (WFH) (« Dernier souffle ») de Split Britches, un film zoom innovateur créé par Peggy Shaw et Lois Weaver en tant que performance contextuelle durant la quarantaine; et STYX, le théâtre-concert de Second Body’s qui a effectué une tournée virtuelle en mai 2020. À partir de leurs travaux de recherche, les panélistes réfléchiront à la façon dont la performance en temps de quarantaine s’est transformée en réaction à la COVID-19, tout en réimaginant les dramaturgies de soins pour les communautés de personnes âgées au Canada et au-delà.
Interpréter soins, communauté et citoyenneté à travers les dramaturgies de l’assistance
Julia Henderson
Les personnes ayant des expériences vécues de la démence [acronyme anglophone PWLED] sont parmi les personnes âgées les plus vulnérables, les discours culturels associant la démence à l’horreur, la défaillance morale, la pathologie, la tragédie, la peur et la honte (Goldman 6). Ce système discriminatoire (dementia-ism), qui est souvent présent au théâtre, n’a fait que s’intensifier durant la COVID-19 dans le contexte de la rhétorique âgiste généralisée de la pandémie. Au moment où les PWLED et leurs aidant.e.s auraient le plus bénéficié de soins, iels ont fait face à une interruption de programmes et de services, et ont été séparé.e.s de leurs familles et ami.e.s au nom de la distanciation sociale pour la sécurité de la société. Cependant, le projet Raising the Curtain on the Lived Experience of Dementia (RTC), financé par la Vancouver Foundation, dont je suis une collaboratrice, a réagi différemment. Le projet s’est immédiatement adapté pour continuer ses activités en ligne, malgré le scepticisme social généralisé quant à la capacité des PWLED d’utiliser des plateformes virtuelles. Les participant.e.s vivant avec la démence, leurs proches-aidant.e.s, les artistes-facilitateur.trice.s, et les chercheur.euse.s du projet RTC ont tous.tes co-créé une performance en ligne d’une durée de deux jours diffusée en direct sur YouTube et à laquelle environ 130 personnes ont assisté à travers le monde. Cette communication analyse la production intitulée Backstage Pass (« Accès aux coulisses »), en s’appuyant sur une série de théories d'études sur l'âge, notamment le concept de « soins créatifs » (creative care) de Basting et son travail avec les PWLED, ainsi que le concept d’« esthétiques d’accès » (access aesthetics) de Disability Theatre (Johnston 153-61). Je propose le concept de « dramaturgies de l’assistance et de soins » (Dramaturgies of Assistance and Care) [DAC] comme cadre de travail en cours de développement qui décrit les stratégies et les approches de la création de performances-comme-soin (performance-as-care) qui permettent aux PWLED de participer à des spectacles vivants dans le but de corriger les discours autour de la démence axés sur la perte. Ce concept permet aussi d’interroger de manière critique la compréhension de la notion de l’assistance. Les DAC s’appuient sur le fait que les PWLED « demeurent résilientes et ont des attributs durables » (6), notamment « l’intelligence, la logique, la créativité, la chaleur humaine, l’humour, l’empathie, l’imagination, et le jugement moral » (Gullette 179). En examinant les expressions de DAC de cette production en particulier, je propose des manières de penser le théâtre et la performance comme des pratiques de soins réciproques qui embrassent et promeuvent l’agentivité personnelle, la relationnalité, le soi incarné (embodied selfhood), la citoyenneté et la communauté.
Ouvrages cités
Basting, Anne. Creative Care: A Revolutionary Approach to Dementia and Elder Care. HarperOne, 2020.
Goldman, Marlene. Forgotten: Narratives of Age-Related Dementia and Alzheimer’s Disease in Canada. McGill-Queen's University Press, 2017.
Gullette, Margaret Morganroth. Aged by Culture. The University of Chicago Press, 2004.
Johnston, Kirsty. Disability Theatre and Modern Drama: Recasting Modernism. Bloomsbury Methuen Drama, 2016.
Notice biographique :
Julia Henderson est boursière postdoctorale soutenue par le CRSH du Département de communications à l’Université Concordia et du projet Ageing+Communications+Technologies (« Vieillissement, communications, technologies ») (https://actproject.ca/), où ses recherches portent sur la création de performances collaboratives avec des personnes vivant avec la démence ou d'autres types de perte de mémoire liée à l'âge. Elle a une formation d'ergothérapeute (Université Queen's), d'actrice professionnelle (Circle in The Square Theatre School) et de chercheuse en théâtre et en études sur l'âge (UBC). Son travail est publié dans Canadian Theatre Review, Journal of American Drama and Theatre, Recherches théâtrales au Canada, Age Culture Humanities, Thornton Wilder Journal, Research in Drama Education: The Journal of Applied Theatre and Performance.
Un zoom à soi : Mettre en scène la quarantaine « à la maison » dans Last Gap de Split Britches, ou Comment avoir le dernier mot
Benjamin Gillespie
Au plus fort de la pandémie mondiale de la COVID-19, Peggy Shaw (76 ans) et Lois Weaver (71 ans) ont été contraintes de se mettre en quarantaine à Londres (Royaume-Uni) alors qu'elles répétaient pour la première de leur toute nouvelle performance-duo (et dernière collaboration selon les rumeurs), Last Gasp (« Dernier souffle »). La première devait avoir lieu au MaMa ETC à New York en avril 2020, mais elle a été reportée indéfiniment. Désireuses de maintenir le momentum de leur nouvelle œuvre, Shaw et Weaver ont adapté leur performance d'un spectacle en direct à un « Zoomie » (ou film Zoom) contextuel (site-specific), en utilisant leur maison-en-quarantaine comme scène et la technologie d'enregistrement Zoom pour créer une performance virtuelle de 90 minutes dont la première a eu lieu le 20 novembre 2020 (et qui est restée disponible en ligne pendant près d'un mois). Le montage du son et de la vidéo a été réalisé virtuellement avec l'aide des collaboratrices Nao Nagai et Vivian Stoll, et la version filmée a été astucieusement rebaptisée Last Gasp WFH (Work from Home, ou « travail à la maison »). Last Gasp WFH n'est pas seulement le point culminant de la remarquable histoire de Split Britches sur scène depuis quatre décennies, mais il offre aussi comme un témoignage de « la nature précaire de nos corps et de la planète que nous appelons maison ». Embrassant leur esthétique de fortune, la performance incorpore l'imprévisibilité de la technologie à une époque sans précédent, jouant avec l'esthétique fragmentée du présent avec sa forme très épisodique brisée par des monologues, des séquences de danse et des tableaux dramatiques. Ce format permet de mettre de l’avant les thèmes liés au processus de vieillissement en conjonction avec les problèmes mondiaux urgents : la pandémie, le changement climatique et Black Lives Matter, entre autres. Le résultat est une réinvention de leur esthétique pour l’écran qui reflète leur habileté à s’adapter au présent et à demeurer connectées au moment culturel tout en puisant dans la confiance et l’expérience qu’elles ont bâties depuis plus de 40 ans sur scène. Cette communication explorera les implications de la réorientation d’une performance en direct à une forme vidéo, et les implications de ce qui devait être leur dernière production sur scène. Plus précisément, je me pencherai sur les façons dont elles incorporent leurs propres perspectives du vieillissement sur la pandémie, et mettent de l’avant leurs habiletés changeantes en tant qu’artistes aînées et partenaires de longue date pour nous rappeler le potentiel d’un avenir meilleur à travers la (re)création de communautés et de la performance de soins (performance of care).
Notice biographique :
Benjamin Gillespie est candidat au doctorat en théâtre et performance au Graduate Center de CUNY. Sa thèse de doctorat explore le vieillissement, la mémoire et l’héritage queer dans les œuvres récentes de la troupe de performance lesbienne-féministe de renom, Split Britches, basée à New York. Benjamin est rédacteur adjoint de PAJ: A Journal of Performance and Art et a donné des conférences en études théâtrales et de performance à NYU, New School, Université Colgate, City University de New York, et Marymount Manhattan College. Il est actuellement boursier en rédaction (writing fellow) au Schwartz Institute à Baruch College. Ses articles et ses critiques ont été publiés dans Canadian Theatre Review, Performance Research, Theatre Journal, PAJ, Theatre Survey, Modern Drama, et Recherches théâtrales au Canada, ainsi que dans un certain nombre d’anthologies. Il est co-éditeur d’un numéro thématique à paraître dans Recherches théâtrales au Canada (avec Julia Henderson et Nuria Casado-Gual) sur Age and Performance: Expanding Intersectionnalité (« L’âge et la performance: Développer l’intersectionnalité »)
Dramaturgie du réseau somatique et neuronal dans STYX de Second Body : le soi, l’agentivité, et l’héritage d’une personne avec l’Alzheimer
Heunjung Lee
Quelques vidéos de personnes vivant avec la démence sont devenues virales sur les réseaux sociaux durant la pandémie et ont égayé les communautés virtuelles durant cette période difficile : l’ancienne prima ballerina du New York City Ballet, Marta C. González qui vivait avec l’Alzheimer qui écoute Le Lac des cygnes et se remémore la chorégraphie; le compositeur Paul Harvey vivant avec l’Alzheimer qui continue à jouer du piano et à improviser de nouvelles chansons, ce qui a mené à un don d’un million de livres britanniques à l’Alzheimer’s Society (« La société pour l’Alzheimer ») et à Music for Dementia (« Musique pour la démence »). Ces exemples démontrent que la mémoire incarnée, la cognition, la créativité et le soi (selfhood) peuvent persister longtemps après la progression de la démence. La recherche explorant l’intersection de l’incarnation (embodiment) et de la démence a établi des modèles alternatifs de l’identité individuelle (personhood) et de la citoyenneté, en reconnaissant la corporéité comme « une source fondamentale de l’auto-expression, de l’interdépendance, et de l’engagement réciproque » (Krontos et Grigorovich 2018).
Le Second Body, une troupe de théâtre émergente basée au Royaume-Uni, explore ce soi corporel et la mémoire des personnes avec l’Alzheimer, ainsi que l’acte créatif du souvenir intergénérationnel dans le cadre de son théâtre-concert STYX (2019), adapté pour une tournée virtuelle en 2020. Agençant l’histoire des grands-parents de Max Barton (artiste de théâtre de Second Body) ayant l’Alzheimer et la mythologie antique d’Orphée et d’Eurydice, STYX aborde l’illusion du soi et de la mémoire et propose une nouvelle approche à la compréhension du soi et de la communauté. Cette communication analysera comment STYX articule l’interconnexion neurologique dans la création du soi, de la mémoire et de la communauté et défend l’agentivité et l’héritage des personnes avec de la démence, par le biais de son utilisation unique de chansons et de musique de band, d’extraits d’entrevues en voix off et l’utilisation chorégraphique de l’éclairage et du son. Cette communication mettra aussi de l’avant les invitations multiples de la performance à un engagement somatique chez le public même dans sa forme virtuelle, de même que sa manière de repenser les interactions physiques et de se souvenir de proches décédés en tant que membres de la famille et de la communauté. En s’inspirant de la somatique et des discussions sur le toucher sensoriel du son et de la lumière dans le contexte de performance (Pallant 2014; Sally and Lepecki 2012), ma communication portera sur la création dans la pièce d’un réseau somatique et neuronal élargi par le biais de l’engagement musical, ce qui ouvre la porte à des potentiels innovateurs tant dans la création théâtrale que dans la connexion communautaire à une époque où la possibilité de se toucher physiquement est limitée.
Ouvrages cités
Kontos, Pia, and Alisa Grigorovich. "Rethinking musicality in dementia as embodied and relational." Journal of Aging Studies 45 (2018): 39-48.
Pallant, Cheryl. "Beyond skin boundaries in contact improvisation and poetry." Journal of Dance & Somatic Practices 6.2 (2014): 139-142.
Banes, Sally, and André Lepecki, eds. The Senses in Performance. Routledge, 2012.
Notice biographique :
Heunjung Lee est candidate au doctorat en études de performance à l’Université de l’Alberta. Aux croisements des études de performance, des études sur l’âge, et des études sur le handicap/le capacitisme, sa recherche doctorale théorise le fait de vivre avec la démence comme une nouvelle manière d’être et de vivre. Plus précisément, sa thèse de doctorat examine la manière dont les pratiques théâtrales reflètent/élargissent/contestent les images culturelles du vieillissement normal/anormal, et elle propose une nouvelle compréhension des expériences du temps soi-disant désorientées des personnes vivant avec la démence par le biais des théories de performance. Tout en travaillant comme assistante de recherche à The Dementia Care Intervention Unit (« Unité d’intervention en matière de démence ») de l'Alberta depuis 2018, elle développe aussi des méthodes de recherche interdisciplinaires alliant le théâtre et les soins autour de la démence pour son prochain projet de recherche.